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Point de situation sur les probabilités de paix rapide en Ukraine

Les initiatives du président des États-Unis d’Amérique prétendant imposer la paix en Ukraine ont trouvé un important écho médiatique. Cette volonté de mettre un terme à trois années de guerre « en 24 heures » s’est évidemment heurtée à la réalité, mais continue néanmoins à peser sur les opinions, les débats, voire les décisions. Toutefois, parallèlement se mettent en place des réalités moins médiatisées mais lourdes de conséquences.

Un contexte défavorable à l’apaisement

  • Rappelons tout d’abord que la paix proposée est envisagée par Kiev sans détour et ouvertement comme « temporaire », ce qui rappelle funestement les accords de Minsk devant donner le temps à l’Ukraine de se réarmer 1). Le souhait russe d’une paix durable se heurte à cette évidence et les garanties juridiques semblent bien légères pour assurer un tel accord, comme en témoignent les précédents du passé (en incluant d’ailleurs l’opération militaire spéciale elle-même) et le sort des « chiffons de papier » selon les termes de von Bethmann-Hollweg à propos de la neutralité de la Belgique en 1914.
  • Même en admettant que l’évolution militaire permette une paix aux conditions de Moscou, le déplacement de la frontière vers l’Ouest aboutirait au même résultat que l’extension de l’OTAN vers l’Est, que tentait justement de prévenir la SVO (spetsiál’naya voyénnaya operátsiya, специа́льная вое́нная опера́ция) une ligne de contact de facto et/ou de jure et non une zone tampon neutralisée. La solution « à la coréenne » resterait lourde d’un conflit à venir et empêcherait la pacification juste et durable espérée.
  • L’hypothèse d’une défaite complète de Kiev et d’un remplacement de son leadership ainsi que sa démilitarisation totale, qui éviteraient une reprise du conflit, semble improbable car à la différence de l’Allemagne en 1945, l’Ukraine est adossée à une Union Européenne qui lui est favorable ; surtout, l’Occident collectif considère la défaite de Kiev comme sa faillite, avec un risque de propagation affectant tout le système mis en place depuis 1945, et plus encore 1991 et 2001 (ère d’hyperpuissance US). Les puissances occidentales mènent donc une guerre existentielle comme hégémon, ce conflit rappelant quelque peu la guerre du Péloponnèse. Facteur trop sous-estimé, les « répliques » d’une défaite extérieure auront de très fortes conséquences sur la situation intérieure des deux parties en présence. En effet, la domination politique, la prospérité économique et la stabilité sociale découlent en réalité de la supériorité diplomatique et militaire. Cela est davantage le cas en Occident, où le modèle mis en place repose sur l’alimentation prédatrice du Centre par les périphéries, qu’en Russie qui vise surtout à son développement intérieur et à maintenir sa souveraineté sur les ressources de son territoire sous-peuplé.

Le choix d’un autre paradigme stratégique

Le conflit a d’abord été mené comme une opération militaire aux standards otaniens via le proxy kiévien ; les ZSU (Збройні сили України, Zbroyni syly Ukrayin) réorganisées en brigades sur le modèle occidental, progressivement équipées de matériels occidentaux, ont été employées avec un primat du narratif et du traitement médiatique. Les opérations de freinage lors de la phase initiale, le recours à des môles urbains par la suite, la constitution de poings blindés dirigés vers la Crimée, puis vers le territoire russe reconnu internationalement, pour reprendre l’initiative stratégique et résoudre l’aporie d’un front de 2000 Km laissant la Fédération de Russie libre de choisir ses zones-cibles, ont été opérés selon les modes opératoires de l’OTAN.

Si l’influence britannique a été très importante d’emblée (l’intervention de B. Johnson faisant échouer les négociations d’avril 2022) en particulier en Mer noire, la dominante demeurait étatsunienne, avec une prédilection pour l’action frontale. Plus le « grignotage » russe regagnait le DonBass, plus des actions périphériques furent développées.

Les positions révisées des USA et de l’UE ont conduit à favoriser le modèle britannique traditionnel de stratégie indirecte. Cela devait permettre l’arrivée d’un engagement accru de l’Occident, comme la stratégie d’attente de Churchill fut de mettre l’Europe à feu (« set Europe ablaze » ) par le Bomber command et des actions clandestines dans les territoires occupés, et de mener des opérations de contournement de l’Axe, notamment amphibies. Ce mode opératoire nécessite moins de moyens et agit dans la profondeur de l’État ennemi (Dans cette vision, la sape du « front intérieur » induit l’écroulement militaire, alors que la conception US privilégie l’écrasement militaire qui va conduire à l’effondrement de l’Arrière). La culture politico-militaire ukrainienne et sa proximité civilisationnelle et linguistique étaient de surcroît bien adaptées à ce type de guerre, proche du terrorisme (stratégie du faible au fort dans un cadre non nucléaire).

Les déboires militaires sur le terrain et la pression du nouveau président nord-américain conduisent à favoriser ce dernier modèle, soit pour « nourrir » la guerre et durer au travers d’actes symboliques (radicalisation proportionnelle à l’affaiblissement militaire), soit pour attendre un renforcement de l’aide, voire une intervention des Occidentaux.

On relève de nombreux éléments de confirmation de cette évolution :

  • Accroissement qualitatif des unités SBU, GUR et commandos infiltrées dans le dispositif et les arrières russes (uniformes, identifiants, armement, capacités linguistiques, connaissances des pratiques et protocoles et des sites de déploiement), noté par le FSB et le GRU russes.
  • Recours systématique au harcèlement des zones civiles par bombardements (drones, HIMARS, 155mm, bientôt ATACMS et TAURUS) y compris dans la profondeur du territoire russe. C’est une pratique commune depuis 2014 et qui a d’ailleurs en grande partie justifié la SVO ; le recul des positions d’artillerie sous la pression russe a malheureusement été compensé par l’emploi de vecteurs à plus longue portée que les 40/60 Km des tubes d’artillerie.
  • Bombardements par drones long rayon d’action et missiles de sites énergétiques, de commandement, de stockage, aéroports et ports russes. Ils se sont avérés efficaces contre les raffineries, les radars, les navires au mouillage.
  • Tentatives d’activation des diasporas d’Asie centrale en Russie via l’islamisme radical et les réseaux criminels déjà employés par Britanniques et Étatsuniens ; l’attaque terroriste du Crocus en 2024 est un exemple, qui risque d’être suivi d’autres. Le recrutement d’experts en langue tchétchène par le MI5 indique que cette direction va être explorée davantage en exploitant les faiblesses du régime Kadyrov. Après avoir envoyé des SAS en Afghanistan contre les Soviétiques, les Britanniques ont utilisé le MI6 en Bosnie et en Tchétchénie pour créer des réseaux islamiques sous contrôle (apparent). Des communiqués de Djihadistes syriens en russe et menaçant la Russie ont été récemment émis. Fait assez peu connu, depuis 2004 l’Ukraine abrite une communauté islamiste militante. Différents outils de tension ont été employés pour créer un fossé entre la Russie et différentes Ex-républiques soviétiques (Tadjikistan après le Crocus, Kazakhstan, Azerbaïdjan après du crash d’un appareil, Arménie qui est quasiment sortie du Traité OSTC2. 15 millions d’immigrés et une population globale de 70 millions donnent un poids certain à cet »étranger proche ». La composition multiethnique et multireligieuse de la Fédération de Russie est également susceptible de créer des vulnérabilités et nourrit des velléités de démembrement. Le Kremlin semble conscient et agit en conséquence mais il est difficile de remettre en cause un système socio-économique construit depuis quinze ans.
  • La politique d’assassinat, dans l’ADN kiévien, est mise en œuvre depuis 2014 et a frappé des personnalités (on se souvient de Daria Douguina) et des agents de normalisation de la vie dans les territoires récupérés, ou sur le sol russe3. Outre des bloggers militaires, le général responsable du NRBC Kirilov et le général adjoint au chef d’état-major Moskalik ont été assassinés par voiture (ou trottinette!) piégées. Mais une campagne ciblée de liquidation de responsables civils de positions-clefs du complexe militaro-industriel russe a également été menée. Ont été assassinés :
    – le coordinateur des nouveaux systèmes sans pilotes, Daniil Mikhev le 8 août 2022,
    – le chercheur sur les radars et la guerre électronique, Konstantin Organov le 25 septembre 2022,
    – l’ingénieur du KBP sur le développement de missiles, Igor Kolesnikov le 12 mars 2023,
    – le spécialiste en cybersécurité Sergei Potapov le 6 juin 2023,
    – le responsable de la protection électronique des installations stratégiques, Valery Smirnov le 18 octobre 2023,
    – des officiers du QG du renseignement électronique le 16 janvier 2024,
    – le concepteur des systèmes de guerre électronique Krasukha, Evgeny Rytnikov le 18 avril 20
    Ces décès sont à relier avec ceux de nombreuses personnalités de la finances et des affaires, que la presse occidentale tente d’imputer au Kremlin (beaucoup de défenestrations pouvant probablement s’expliquer par la liquidation d’une opposition intérieure, sur le mode SMERSH) mais dont beaucoup sont susceptibles d’handicaper la réponse russe aux attaques économiques, par sanctions officielles ou actions souterraines.
  • Enfin, la prédilection britannique pour l’action navale conduit à anticiper une intensification des opérations de l’OTAN (incluant désormais Suède et Finlande) en Baltique où des navires ont déjà été arraisonnés et confisqués en application de règles décrétées par l’Alliance « pour protéger » les câbles sous-marins. Nikolaï Patrushev, président du conseil naval (et conseiller du président russe (après un long service au FSB) envisage une menace contre Kaliningrad et St Petersbourg, et une stratégie globale de blocage des routes du Nord. Des navires russes ou de la fameuse « flotte fantôme » ont été coulés en Méditerranée également et la Mer Noire demeure risquée pour la flotte russe qui vient de subir une attaque dans sa base de repli de Novorossisk.

Au delà du discours, des préparatifs inquiétants

Parallèlement, les USA ont obtenu un traité léonin pour l’exploitation de ressources ukrainiennes ; l’implantation de compagnies US (déjà largement promues sous l’ère Biden, on se souvient de l’affaire Burisma et des acquisitions de BlackRock) est censée dissuader des attaques russes. Mais les ressources envisagées nécessitent de considérables investissements pour être exploitées et prés de 40% se trouvent dans les territoires récupérés par la Russie ce qui interroge sur la volonté de Washington. Des responsables US ont cyniquement (ou candidement?) déclaré que les USA pourraient vendre à l’UE les matières nécessaires à l’Ukraine, transférant à Bruxelles le poids de l’engagement militaire éventuel et le fardeau financier. Enfin, le président Trump a demandé un vote du Congrès allouant 1,01 billion d’USD pour la Défense. En réalité, l’aide à Kiev ne s’est pas arrêtée : L’appui ISTAR (Intelligence, Surveillance, Target Acquisition, & Reconnaissance), la fourniture d’armes (310 millions d’USD pour des F-16 le 2 mai, commande de 400 missiles AIM-120 pour la Pologne, de Systèmes Patriot à la Roumanie pour 262 millions d USD, des HIMARS, ATACMS et autres pour l’Estonie pour 400 millions d’USD), la Maison Blanche a annoncé le 1er mai autoriser 50 millions d’USD d’exportation de matériels militaires vers l’Ukraine dans le cadre de ventes directes (DCS) ; auparavant ces matériels étaient fournis sans paiement. Un programme d’achat de 50 milliards d’USD est envisagé pour Kiev (Washington Post).

La grande stratégie US visait à empêcher un contrôle du pivot eurasiatique (Cf. Mac Kinder/Spykman), à découpler la Russie de l’UE et en particulier de l’Allemagne qui devait être rabaissée économiquement. In fine la situation provoquée par le Président Trump, malgré les apparences et les rodomontades européennes, va conduire à une vassalisation accrue de l’UE, en relançant la machine industrielle et le complexe militaire étatsunien. La prochaine phase visera à détacher Moscou de Pékin et cela conditionnera l’attitude de Washington en Ukraine, qui reste un théâtre épiphénoménal à cette échelle.

Cette stratégie semble se mettre en place :

  • Constitution d’un groupe de 20 000 Soldats de l’OTAN (dont des Français) en Pologne,
  • Propos du futur chancelier Mertz sur la relance de l’économie allemande via l’industrie de guerre, avec l’implantation d’usines en Ukraine, Pologne, Roumanie, Espagne,
  • Déclarations de responsables européens sur la guerre prévue contre la Russie à l’horizon 2030, l’affirmation par le secrétaire à la défense britannique Healey qu’un contingent britannique sera déployé en Ukraine, sont PM annonçant l’accroissement du budget militaire à 2,5% du PIB,
  • Posture martiale du président français et gesticulations militaires en Roumanie, Arménie, pays baltes et Pologne.
  • En retour, confirmation russe de la présence de troupes nord-coréennes, emploi de missiles Iskander et Kalibr sur des bunkers de commandement dans des centres-villes, rappels sur la doctrine nucléaire de la Fédération de Russie (libérée par le retrait du traité sur les armes intermédiaires par la première administration Trump et du traité ABM par Obama), démonstration Oreshnik, accumulation des moyens les plus modernes (T-90M, Su-57) non sur le théâtre ukrainien mais au Nord (directement face à l’OTAN), sortie partielle du site de stockage unique des têtes nucléaires pour approvisionner les unités de lancement, intégration de la Biélorussie dans le « parapluie » russe…

En guise de conclusion (provisoire)

Au delà des postures médiatico-diplomatiques, il ne semble donc pas que la paix soit une probabilité très forte. Elle l’est en tous cas moins qu’en avril 2022, avant que les Occidentaux (Royaume Uni, USA et UE) ne fassent échouer les négociations directes entre Kiev et Moscou.


Notes:

1. François Hollande : “Il y avait l’idée que c’était Poutine qui voulait gagner du temps, mais c’était nous [la France et l’Allemagne] qui voulions gagner du temps pour permettre à l’Ukraine de se rétablir, de renforcer ses ressources. Et c’est pourquoi nous devons défendre les négociations de Minsk, dans lesquelles vous [Porochenko] avez joué un rôle très important. »
Angela Merkel : « Les accords de Minsk en 2014 constituaient une tentative de donner du temps à l’Ukraine. Celle-ci a profité de ce temps pour devenir plus forte, comme on le voit aujourd’hui. L’Ukraine de 2014-2015 n’est pas l’Ukraine d’aujourd’hui. »

2. La France semble vouloir intervenir dans ce pays, comme elle le fait en Roumanie, tente de le faire en Serbie et a essayé de le faire en Géorgie.

3. Voire ailleurs, on songera à la tentative d’assassinat du premier ministre slovaque, à l’accident de voiture (sans suites) du président serbe Vucic.

Olivier CHAMBRIN

3 thoughts on “Point de situation sur les probabilités de paix rapide en Ukraine

  • ….et la zone indo pacifique et le proche orient et l’arctique et l’espace
    … et l’IA et le numérique et les nanotechnologies et les terres rares et les ressources énergétiques
    … et les idéologies et les valeurs et les religions
    … et moi, et moi, et moi

    émoi, émoi, émoi

    Celui qui tient le bon bout de ficelle de cette grosse pelote sera notre gagnant de la semaine et repartira avec un lot d’aspirine de chez Pfizer, non Moderna, non GSK, non Novartis, non Johnson et Johnson, non AstraZeneca. Sans oublier un chèque d’une valeur de 50’000.- offert par Bank of China Limited, non JPMorgan Chase & Co, non Citigroup Inc, non HSBC Holdings plc…..

    Le désordre provoque le chaos.

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  • A lire cette analyse, on a l’impression que les Russes ont déjà perdu. Voire.

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    • Bonjour

      C ‘est que j’ai manqué de clarté.

      Les seuls qui ont perdu sont les Européens.

      Les Russes gagneront sur le terrain.
      Leur problème sera économique et comme toujours démographique. Leur développement intérieur qui est l objectif du président en souffrira probablement.mais leur position diplomaticomilitaire sera certainement affermie par une victoire contre l’OTAN ligué avec Kiev.

      Les USA ont beaucoup a perdre et poussent leurs pions de manière indirecte.

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